Au lendemain de son mariage elle l’avait enduit de sable boueux pour la protéger de la suif.
A cette époque Marie portait encore de beaux pagnes. Pas déchirés, pas souillés non plus par les enfants qu’elle aurait un jour. Elle veillait toujours à ne pas salir ses habits neufs en préparant le repas.
La marmite était grosse mais la jeune femme ne s’imaginait pas encore que bientôt elle serait trop petite.
Chaque jour elle mettait du cœur à l’ouvrage. Préparer les meilleurs plats pour son mari, pour ses beaux-parents, c’était la tâche la plus importante de ses journées.
Au fil du temps, son mari rentrait de moins en moins tôt, de moins en moins souvent. Il ne touchait pas aux plus beaux morceaux qu’elle lui réservait amoureusement dans une assiette recouverte d’un torchon et qui n’attendaient que son arrivée. « J’ai déjà mangé » « Je n’ai pas faim ».
Heureusement ses beaux-parents ne se plaignaient jamais de ses plats, elle se consolait comme elle pouvait. Malgré les nausées, signe d’une petite vie qui grandissait en elle, elle ne laissait rien paraître et y mettait toujours autant de cœur à l’ouvrage.
Elle usait de mille stratagèmes pour donner du goût à ses sauces, même si les moyens manquaient pour ajouter de l’huile ou du jumbo, elle cueillait des plantes dont sa grand-mère lui avait confié le secret, et qui donnaient un goût inimitable à ses plats.
La croûte de sable finit par s’écailler puis tomber, la casserole se noircit sous l’effet des braises et des flammes. Mais entre le bébé, les corvées de bois pour avoir de quoi alimenter son foyer, et faire mijoter sa marmite, ça n’avait plus beaucoup d’importance, même si son teint noir s’assombrissait un peu plus quand elle essuyait la sueur de son front d’un revers de la main, même si ses beaux pagnes n’étaient plus que de vulgaires bouts de tissus délavés et déchirés.
Ce qui devrait arriver arriva, la casserole se fit de plus en plus lourde à manipuler. Il y avait de moins en moins d’argent pour y ajouter des ingrédients, de la viande, des légumes, sans parler du poisson si cher à cette distance de l’océan, mais toujours plus de riz pour nourrir ces bouches insatiables.
« Plus vite », « tu es trop lente à préparer », les critiques ne tardèrent pas à arriver. Mais elle continuait à y mettre tout son cœur, pas question de bâcler. On ne l’entendait jamais lever le ton. Les autres membres de la maison faisaient passer cela pour une timidité maladive, « elle est naturellement comme ça » disait-on d’elle sans ne plus lui demander son avis pour rien.
D’abord un oncle. De quelques jours son séjour s’était prolongé jusqu’à ce que plus personne n’ose lui demander s’il avait programmé un départ plus ou moins prochain. La sœur de son mari, répudiée par son propre époux, était revenue avec 5 bouches de plus à nourrir. Ce fût bientôt une autre épouse que son mari installa dans le carré familial, elle n’eût pas vraiment voix au chapitre. On l’informa seulement que maintenant elle préparerait 2 jours sur 6. 2 jours sa belle-soeur, 2 jours sa co-épouse, 2 jours elle, et ainsi de suite. A elles de s’organiser entre elles pour qu’il y ait toujours de quoi satisfaire les estomacs. Pour les nuits il en serait de même, la mari alternerait entre elle et son autre épouse et qu’elle s’estime bien heureuse qu’il n’y en ait pas d’autres.
Les seuls objets qui n’avaient pas changé dans cette maison, c’étaient les 3 pierres sur lesquelles elle calait sa marmite. Entre ces pierres la braise n’avait guère le temps de s’assoupir, toujours alimentée par les branches de bois sec qu’on enfilait au fur et à mesure qu’elles se consumaient. Elles en avaient vu passer ces 3 compères des moments de joie, de tristesse, de découragement, de colère, d’épuisement, d’espoir.
Pour avoir accès aux maigres ingrédients dont les femmes pouvaient disposer dans la semaine, c’était la guerre. Bien entendu, la casserole n’appartenait plus à Marie depuis belle lurette. C’était la casserole de la maison. On lui avait pourtant offert avec son trousseau de mariage et ces beaux pagnes. Quelque part sous la suif figuraient encore ses initiales que le ferronnier avait frappé dans le métal. Comme elle avait été fière ce jour-là de posséder un objet à elle, marqué à son nom… Mais comment revendiquer le droit de propriété sur cette casserole sans passer pour une mégère ?
Elle préférait encore être celle qui avait trop bon cœur, celle qui ne disait rien. Quand elle y pensait de trop, elle soupirait mais finissait toujours par retourner à son linge. 4 enfants, bientôt 5, sans compter tous les autres membres de cette famille, c’était un boulot de chaque instant sur lequel il n’était pas question de s’appesantir.
Quand c’était son tour de préparer, on n’entendait plus que les mouches voler au moment de manger.
C’était ça son bonheur, sa raison d’être.
Mettre un peu de magie dans sa marmite.

C’était ma participation au projet 52 de ma’ sur le thème « casserole ». Toutes les autres sont regroupées ici.
WordPress:
J’aime chargement…